Histoire de fantôme à talon
Quand j’habitais à Limoges, je vivais seule dans une vieille
maison divisée en plusieurs appartements. On entendait tout là-dedans, le
plancher craquait, les fenêtres n’étaient pas double-vitrées, les murs étaient
en cartons et ma porte d’entrée aussi. Mais bon, c’était Limoges, et je n’avais
pas peur parce que comme ville c’est tranquille comme tout en plus d’être joli
tout plein.
Mais un matin j’ai vraiment eu la frousse. Il faisait à peine jour et je
traversais la rue pour aller à ma voiture. La rue était complètement déserte,
ce qui en soit n’était pas trop surprenant à cette heure-ci, car elle était
surtout habitée de retraités ou de familles. Le temps était brumeux et froid,
comme aujourd’hui, et on n’y voyait pas à quinze mètre (« On n’y voyait goutte »,
comme aurait dit mon grand-père). J’ai entendu un drôle de bruit qui m’a fait
tourner la tête. Une vieille dame courbée est apparu dans le brouillard. Elle avait
des cheveux poivre et sel clairsemés et relâchés en queues de rat, et une
goutte de bave au coin des lèvres. Elle marmonnait. Elle était si courbée qu’elle
semblait grimper une montagne. Et surtout elle avait un pied dans une chaussure
à talon haut et un autre dans un chausson à carreaux gris et bleu marine. Ca la
faisait boiter en grimpant. Dans le silence de ma rue et le demi-jour brumeux ça
raisonnait bizarrement : un bruit clair, clac, le talon sur le trottoir… et
un silence… Un autre claquement… Un silence. Elle est passé à côté de moi, je n’entendais
que son marmonnement et son unique talon, elle ne m’a pas regardée, trop concentrée
à remonter sa pente imaginaire. Je suis restée là comme une somnambule,
mais elle ne m’a pas accordé un coup d'oeil.
Mal réveillée comme je l’étais, j’ai trouvé ça terrifiant. Quand elle a été
disparue je suis vite grimpée dans ma voiture et suis partie sans demander mon
reste. Arrivée au boulot bien sûr je me suis trouvée bête et j’ai racontée l’histoire
aux collègues, qui ont bien rigolé.
Mais les matins des mois suivants, quand je me réveillais à
l’aube, je croyais souvent entendre le claquement sous ma fenêtre et j’ai beaucoup
pensé à ma porte d’entrée en carton. Et je n’ai plus été aussi tranquille à
Limoges…
Et je sais que ça paraîtra stupide, mais cette nuit je crois qu’elle n’était
pas loin… J’ai entendu claquer.
Clac…
Clac…
Clac…