Tout ça pour ça
On le saura, dans ma belle ville de campagne, ça regorge de p’tites bêtes… De lapins. De pigeons. De chats errants. D’étourneaux.
Sur ce sujet épineux, la population se partage en trois camps bien distincts :
- Nous avons les énervés, qu’aiment pas les petits lapins, les pigeons, les chats, les étourneaux, Walt Disney en général et les animaux en particuliers. Ils aiment pas les lapins parce que ça creuse des trous, ça mange les fleurs dans les cimetières et les légumes dans leurs jardins. Ils aiment pas les pigeons parce que ça fait caca sur les immeubles et que ça abime tout. Ils aiment pas les chats errants parce que ça mange dans les poubelles et ça fait pipi dans les bacs à sable. Ils aiment pas les étourneaux parce que ça fait caca, aussi, mais sur les voitures cette fois, et ça chante trop fort le matin et le soir. Leur mot d’ordre : "Débarrassez-moi d’ça".
- Nous avons les amoureux de tout ce petit monde. Pour eux un seul mot d’ordre : "Pas touche". Enfin ça fait deux. Et ça se déploie sur des centaines de forums, de blogs, des milliers de boites mails et les quelques journaux papier qui existent encore. Tant pis s’il ne savent pas différencier un étourneau d’une grive ou un pigeon d’une tourterelle, s’ils ne savent pas ce que la surpopulation peut causer comme dégât sur l’espèce même, "Pas touche", mère nature sait ce qu’elle fait et on ne discute pas.
- Nous avons les modérés, au milieu. Eux aussi ils les ont vu les dessins animés de Walt Disney et ils aiment bien les lapins, les pigeons, les chats et les étourneaux. Ils trouvent ça mignon. Ils sont désolés pour les dégâts, mais ils aiment bien voir les étourneaux se regrouper le soir et former un nuage au-dessus des toits. Ils aiment moins trouver un chaton errant écrasé devant leur porte, avec les pigeons qui se servent sur le cadavre. Ils ne savaient même pas que les pigeons pouvaient manger ça. Ils aiment bien aussi compter les lapins au petit matin… Ils aiment moins se fouler la cheville dans un trou au jardin public. Mais de là à "Débarrassez-moi d'ça..." Nan, quand même pas.
On l’aura compris, je fais partie de la dernière catégorie... Et ce matin à bord de Titine arrêtée au feu tricolore à côté du cimetière, je comptais les lapinous, encore. Un… deux… trois… non quatre, y’en a un qui bouge là… sept… huit ? non c’est une motte de terre… Ah si, huit… neuf…
Et, tiens, un gros matou roux qui s’approche de derrière un fourré. Les lapins lèvent les oreilles, ils l’ont repéré, même caché dans les hautes herbes. Ils se figent tous. Ils ont l’avantage du nombre, mais le matou est plus gros et il a des griffes, lui. Il se prépare à bondir, il remue la queue…
Le feu est passé au vert, la voiture derrière moi a klaxonné, je ne saurai jamais la suite.
Mais si la nature est bien faite, Gros Matou Roux fait un carnage tel que les lapins, terrorisés sur des générations, se passent le mot et déménagent. Il reste plus de nourriture dans les cimetières et les jardins pour les pigeons qui sont contents (les étourneaux s'en foutent), mais le chat meurt de faim et finit par s’attaquer aux oiseaux. Au bout de quelques années de guerre sanglante, super matou et ses enfants débarrassent enfin la ville des oiseaux, puis déménagent à leur tour, les poubelles ne suffisant plus à nourrir la famille...
Plus une bestiole en ville, youpi tout le monde est content et la civilisation a gagné puisqu'aucun bipède n’a de sang sur les mains... Partout en ville on se congratule de voir que les jardins et les monuments sont beaux, si propres, sans crotte ni terrier, sans poubelle défoncée devant.
Jusqu'à ce que, un matin dans un cimetière, un lapin pointe son nez. Il y a plein de bonnes choses à manger par ici, qu’il se dit…
Argh… Et le cercle infernal est relancé. Je sais pas si la nature est bien faite, mais c’est la plus forte, ça c’est sûr.