Mamie O
Trois jours de froid et me voilà déjà avec les mains rouges
et sèches. Ca a toujours été comme ça, et ça ne s’arrange pas avec la vieillure…
Mais je ne mets pas de crème : ça colle toujours un peu, berk. Et puis j’aime
bien voir mes vieilles mains craquelées, elles me rappellent ma mamie O.
Les siennes, ça c’était vraiment des mains craquelées, et ridées, des mains qui
avaient vécu. Ma mamie O n’aurait jamais mis de vernis rouge comme moi
aujourd’hui, pas son genre du tout. Toute sa vie elle a eu les mains dans la
terre et à l’air, avec des ongles souvent noirs et cassés. Même à plus de 90 ans
elle passait des heures courbées sur ses fleurs, dans son jardin.
Ma mamie O, c’était une autre époque, une vie qu’on n’imagine plus. 10 enfants,
un mari paysan, les vignes, les vaches, les poules. De 20 ans à 60 elle a travaillé,
travaillé, travaillé sans arrêt. Je ne sais pas comment elle était alors, moi
je ne l’ai connue que plus tard, et elle n’était pas du genre à s’appesantir
sur le passé. Moi je ne l’ai connue que penchée sur ses fleurs, entourée de
couleurs et de bourdons, ou tricotant, ses doigts qui dansaient sur la laine,
ou lisant le soir pendant que papi regardait le foot. Et chantant de vieux airs
la journée durant. Maintenant que j’ai Crapaud et que je vois à quel point il
aime m’entendre chanter, je me demande si elle n’a pas pris cette habitude pour
ses enfants, pour les calmer. Elle était souriante tout le temps, même le jour
de l’enterrement de papi. Ca choquait la voisine. Jamais malade, la joie de
vivre et la santé incarnée, ça pouvait faire des jalouses. Je ne l’ai connue qu’habillée
de ses blouses bleues fleuries, et toute mon enfance j’ai cru que c’était la
tenue réglementaire des mamies. Avec un chat à ses côtés, comme toutes les
mamies sans doute. Et des bonbons dans le placard. Et des chocolats pour Noël,
des pattes de fruits au premier de l’an, sur la nappe à grosses fleurs. Et un cœur grand
ouvert pour tous ses enfants et sa vingtaine de petits enfants plus sa
trentaine d’arrières-petits enfants, et encore un peu de place pour ceux du
village, tous notés prénom et date de naissance dans un carnet tissé orange. Je
me demande ce qu’est devenu ce carnet. Ma mamie est morte l’an dernier, en
décembre. Crapaud fait tous les jours la sieste sur un dessus de lit au crochet
que j’ai gardé d’elle. S’il pleure un peu je chante un vieil air, ça le calme
et il s’endort.